jeudi 31 mars 2016

Asylum (7)



 Après l'ouverture en dessin de Nicolas Fructus, le premier épisode, ici , le deuxième , le troisième de ce côté, le 4ème sur ce lien, le 5ème épisode en cliquant ici, voici le 7ème épisode de ce cadavre exquis réunissant 7 auteurs et un illustrateur autour d'une histoire... étrange.



Il s'appelle Peter. Jamais il ne m'a dit son nom, ni même, en fait, réellement adressé la parole, mais « Peter » est le seul qui lui convienne, et ne me demandez pas pourquoi. J'ai parfois des certitudes étranges qu'aucun raisonnement ne me ferait réfuter. Il s'appelle Peter, point, et même si l'on vient m'affirmer qu'il se prénomme Roger ou James, même si l'on me montre son dossier médical ou son acte de naissance, on ne m’ôtera pas de l'esprit qu'il s'agit de Peter, et on ferait bien de ne pas insister, on ferait bien de ne pas me contrarier, voyez-vous.

Peter est assez laid de visage. Son nez est beaucoup trop petit, comme si, achevant son modelage, le sculpteur avait manqué d'argile et s'était contenté de le figurer par un bourgeon, une ultime boulette récupérée sur ses mains sales. Ses oreilles, à l'inverse, sont beaucoup trop grandes et décollées et bizarrement modelées de méandres inutiles. Sa bouche, beaucoup trop molle et lippue. Ses yeux, franchement, mais de quelle couleur sont-ils ? Cette couleur n'appartient à aucun nuancier, une sorte de marron-glauque bordé d'une espèce de bleu-vinasse. Et par-dessus cette laideur, une misère de cheveux, de la filasse de chanvre à travers laquelle on aperçoit la peau du crâne.

— Arrête ça, Alice, me lance Peter d'une voix toute pâteuse.

— Arrête quoi ?

— Arrête de faire du gringue aux livres. Arrête de les aguicher, là, avec tes doigts, ton sang et tes mines. Tu les rends malades.

Je m'apprête à le moucher, une vexation quelconque sur son physique, ou un juron de l'espèce la plus vulgaire. Je m’abstiens cependant, car, dans la région de mon esprit que je consacre à la culpabilité, et c'est une vaste plaine à l'horizon fuyant, je me demande si je n'aurais pas, par mégarde, incidemment, inconsciemment, affriolé… oui, affriolé ce livre et tant d'autres, comme la salope que je suis peut-être.

Dame Bienséance émet un grondement qui m'évoque celui d'un chien irrité qui s'interdirait d'aboyer. Elle flaire les vilains mots jusque dans les tréfonds de nos cervelles.

— À force, poursuit Peter, le corps de plus en plus avachi, tu vas le faire venir, et personne, crois-moi, personne ne souhaite ça.

Je suppose que Peter a raison. Moi, en tout cas, assurément, je n'ai aucune envie qu'il vienne, d'autant que je ne sais pas de qui il s'agit. Non, je ne sais pas. Et quand bien même je le saurais, je continuerais, têtue, butée, à faire semblant de l'ignorer.



Jérôme Noirez

Auteur à « large spectre », Jérôme Noirez est musicien et écrivain. Il écrit pour les adultes, les adolescents et les enfants. Polar historiques dans le Japon médiéval ou l'Amérique esclavagiste (L'Empire invisible), fantasy baroque, récit contemporain glaçant et décalé (120 journées), il explore tous les genres, même le conte (Le fantôme de la tasse de thé et a été plusieurs fois primé. Roman d'horreur et d'amour, Brainless fait partie de la sélection du PIL 2016. 

LA SUITE D'ASYLUM : 10 avril

lundi 28 mars 2016

Mini-interview : Nicolas Fructus

Vous travaillez sur différents supports : papier, sculpture, numérique, encre, crayon, photographie, etc. Comment s'effectuent vos choix ? 
Je me demande toujours si ce sont des choix, d’ailleurs. En fait, plein de phénomènes s’entremêlent : pour un livre d’illustration, par exemple, le thème et l’envie vont me donner l’idée d’un premier axe de travail, d’une technique qui va me plaire prioritairement. Alors je me lance dedans. Sauf qu’au bout de quelques temps, je sens que d’autres pistes pourraient ouvrir à d’autres approches. Alors je commence à changer de medium. En fait, travailler toujours de la même façon m’ennuie profondément. Alors en commençant un nouveau projet, plutôt que de démarrer avec une technique à laquelle je suis rompu, il me traverse toujours l’esprit le genre de phrase dangereuse : « tiens !?! … et si j’essayais avec des photographies de papiers découpés ?… »

Les univers dans lesquels vous travaillez sont souvent étranges, dérangeants (Chroniques des Féals, Wasteland, etc.)- une attirance particulière pour le bizarre, le monstrueux ?
Je ne mesure pas l'étrangeté de ces univers. Je sais bien que ça l’est, mais dans ma tête, je ne trouve pas ça si étrange. J’ai une attirance pour l’onirisme, plutôt, mais quand il vire au cauchemar, c’est encore mieux ! Ainsi, ce qui m’attire dans le monstrueux, ce n’est pas tant la surenchère du tordu ou du malsain,  ce serait bien plus de représenter des gens, des lieux ou des situations de façon tout ce qu’il y aurait de plus normaux, sauf que l’image décale cette représentation normée vers quelque chose de beaucoup plus tordu. Je trouve qu’il est important de garder dans la représentation, des éléments graphiques qui appartiennent à ce que tout un chacun peut identifier,  mais avec des éléments hétérogènes, voire abstraits, qui décalent le discours de ce qui est représenté. Ce que l’on trouve « monstrueux », entre autre.

Quels sont vos prochains projets (personnels et collaboratifs) ?
Je continue à faire des couvertures pour le Belial’, Mnémos, l’Atalante…  bien que le gros de mon activité se situe beaucoup sur le terrain du jeu de plateaux. Je travaille sur de nombreuses licenses qui vivent grandement au travers des crowdfundings, des jeux comme Zombicide ou The Others. Comme ces jeux ont eu beaucoup de succès, ils ont eu beaucoup de continuations ! ( donc beaucoup de déclinaisons pour moi). Par ailleurs, et là à titre personnel, je suis en coédition avec le Belial’ sur un livre à paraître cette année autour de Lovecraft. C’est un livre qui propose trois nouvelles issues d’univers lovecraftiens, dont de fait, à peu près tous les supports graphiques sont testés, du crayon à la peinture à l’huile en passant par l’encre, la sculpture et la photographie.

Nicolas Fructus participe au cadavre exquis de ce blog. pour tout savoir sur lui : clic! Prochaine mini-interview ? Diane Ôzdamar, qui participe à la fresque des Imaginales.